mercredi 9 janvier 2008

La nuit était noire

La nuit était noire


La nuit était noire. Il n’y avait pas de lune. Pas d’étoile non plus qui aurait pu se refléter dans l’eau calme du lagon. Au sud, le lagon est large et profond, c’est là que les baleineaux sont éduqués par leur mère.

Le Poste de commandement des radars de la marine nous avait demandé de se positionner au sud, secteur où la couverture radar est inexistante. Les kwassas ayant trouvés la brèche, s’y engouffrent depuis le mois passé.

Il est minuit, au large de kani-kelli, entre la passe-bateaux et l’effondrement du Sud, les quarts de surveillance sont distribués. Nous nous préparons à une de ces longues nuits de surveillance, à la dérive, dans le calme et la moiteur de l’océan indien. Les matelas de mousse, recouvrant les banquettes de la timonerie, sont jetés sur le pont arrière et sont convertis en lit d’appoint. Eric et moi qui devons assurer le troisième et quatrième quart, nous y allongeons.

Le quart d’heure de repos à peine passé, je suis réveillé par l’alerte de Lydia : « Debout, réveillez-vous, on a repéré aux jumelles thermiques une embarcation non éclairée, c’est peut-être un kwassa ! ».


L’équipe se met alors en place. Lydia allume les moteurs et le radar, Eric escalade l’échelle et monte prendre la barre depuis le poste de pilotage du haut où Yvan est resté à la veille, le regard rivait, par jumelles thermiques interposées, sur le point suspect. Je range nos paillasses improvisées qui s’étalent sur la plate forme arrière et je rentre dans la timonerie où je prépare l’armement collectif puis rejoins la radariste.

L’embarcation est « accrochée » au radar à moins d’un nautique. Nous nous dirigeons sur elle. Notre vitesse est bien supérieure à la sienne.

A moins d’un demi nautique, l’interception est proche. Je monte sur le pont supérieur où barreur et veilleur s’afférent. C’est sur, c’est un kwassa. Aux jumelles, l’image « en noir et blanc » montre une barque surmontée d’innombrables boules noires, ce sont les têtes des passagers qui se dessinent et affleurent au dessus du franc bord.

Sous les directives du chef de bord l’allure est réduite. Le moment est intense, mes yeux essaient, en vain, de percer la nuit. Nous sommes dans l’attente de cette rencontre que nous savons éminente. Même, aidés des jumelles, il nous est difficile d’évaluer les distances.

Soudain, l’embarcation nous apparaît dans notre bâbord avant. Vingt, quinze, dix mètres, je ne pourrais le dire, le navire ralentit encore, nous devrions l’aborder sans peine.

Mais où est-elle ? Nous ne la voyons plus, « Allume le projecteur ! »



L’impassable se produit alors. Dans le faisceau du projecteur, je vois le kwassa qui passe à bâbord sous l’étrave du navire. Au bruit sec, du déchirement de la fine coque en fibres de verre, se mêlent les cris de peur et de panique des passagers. La barque roule sous la coque avant de notre bateau « la koungue » et projette dans l’eau noire son chargement humain. Les cris d’effroi se changent en hurlements de détresse et en appels à l’aide.

Il est minuit et demi, la nuit est noire et nous savons qu’un drame, aux conséquences mortelles, se déroule et dont nous sommes les involontaires acteurs. Il faut faire vite…

Toutes les lumières, à l’intérieur et à l’extérieur du bateau sont allumées. Autour, les gens supplient qu’on leur vienne en aide. Tous les gilets de sauvetages et les bouées couronnes disponibles sont jettes à l’eau.

Il est 00h32, je rentre en communication avec le Poste de commandement des secours en mer, « On a tapé un kwassa, il y a beaucoup de monde à l’eau, nos coordonnées sont les suivantes, envoie nous des renforts ». L’opérateur acquiesce mais je n’ai pas le temps d’en dire plus.

La majorité des occupants de la barque n’arrivent même pas à atteindre ni à saisir les bouées, ils ne savent pas nager et sont paralysés par la peur. Yvan se jette alors à l’eau et jusqu’à épuisement ramène des naufragés au navire. Sur la « koungue », on lance des bouts à l’eau. Dans un ultime effort, les comoriens s’y accrochent. Dix, quinze, on les monte de tout coté du navire. Ils sont si nombreux, on a peine à répondre à toutes les suppliques, certaines aussières sont donc fixées sur les taquets, où agrippés les sinistrés sont placés en attente de sauvetage, d’autres ne peuvent attendre plus longtemps.

Un couple avec un nourrisson de trois mois est remonté, la mère éperdue me tend alors son enfant. L’enfant ne respire plus, sa peau se cyanose. Je l’allonge sur le ventre entre mes mains et instinctivement lui comprime plusieurs fois la cage thoracique. Il vomit, il hoquette, il inspire, il respire, il revient à la vie. Ces paupières s’ouvrent doucement, ces yeux, aux pupilles dilatées, regardent aux alentours, l’enfant grimace puis soupire. Derrière moi, on crie mon nom, je tends l’enfant à sa mère et lui ordonne de le couvrir chaudement, trop choquée, elle ne m’entends pas. Son voisin me regarde hébété, je lui donne le bébé et lui répète la même phrase, il obtempère et le serre contre lui en l’enveloppant dans sa veste trempée.

Des hommes et des femmes à bout d’épuisement, d’autres inanimés sont hissés à bord. « Donne-moi l’enfant, l’enfant d’abord…ma femme est morte …vous êtes des meurtriers … sauver mon fils … non il y en a encore … remonte la, elle vit encore …» autant de phrases que l’on entend, sans y prêter attention mais qui résonnent encore aujourd’hui dans ma tête.

Puis c’est l’accalmie, il ne parait plus avoir de vie dans l’eau. Du projecteur on balaie la surface noire où flottent, la barque retournée, de nombreux débris, bidons et sacs. Des cris sont entendus, le faisceau de lumière braqué à leur endroit, nous révèle des chèvres qui éperdues chevrotent et nagent désespérément en tournant.

Vingt huit rescapés sont dénombrés, il en manquerait huit ou dix mais personne n’est en mesure de nous donner le nombre exact de passagers embarqués à Anjouan. Notre bateau abrite désormais des naufragés transis de froid, aux regards tristes et hagards qui s’accolent pour se réchauffer.

Chacun d’entre nous s’active au mieux, on étend, on soigne, on ranime, on réconforte, on couvre et nourris les accidentés. La « koungue » redémarre et en cercles élargis, inspecte la zone à la recherche d’éventuel survivant. Maintenant il nous faut attendre les secours.

L’équipe médicale et nos collègues arriveront à 02H45.





Epilogue :

  • Les corps d’une femme et d’un enfant seront sortis de l’eau et transportés par nos soins, avec les blessés à l’hôpital.
  • Cinq survivants seront repêchés dans la matinée, accrochés à des bouées et des gilets de sauvetage.
  • Les secours observeront des requins occupés à déchiqueter les chévres mortes.
  • L’enquête Judiciaire menée par la Gendarmerie Maritime permettra de confondre deux passeurs et un organisateur de la traversée, cachés parmi les naufragés. Elle révélera que les conducteurs ont délibérément dirigés leur barque sur le bateau de Police afin de se soustraire à l’interpellation en se dissimulant parmi les passagers. Elle établira que la barque contenait 36 passagers et cinq chèvres.
  • L’enquête de l’Inspection Générale des Services, conduit par l’adjoint du Chef de ce service, démontrera qu’aucune faute ne peut être retenue à l’encontre des Policiers, qualifiant le drame « d’accident malheureux ».
  • Depuis, par deux fois, des conducteurs de kwassa, ont délibérément heurté des navires d’état, illustrant ces nouveaux comportements « suicidaire » pour échapper à toute interpellation.
  • Cinq jours après, nous reprenions notre mission dans le lagon mais les nuits n’ont jamais plus été les mêmes.




2 commentaires:

jerome et virginie a dit…

MEILLEURS VOEUX LES RIVAS!!!!
j'ai été retournée par ton témoignage...ici, en métropole, on est loin de se rendre compte...
nous venons régulièrement sur votre site pour prendre de vos nouvelles
nous avons tout prévu pour que vous veniez passer quelques jours avec nous dans le "grand nord", nous avons tellement hâte de vous revoir....
continuez à mettre des photos, ça nous fait rêver!
gros bisous à vous tous
virginie jerome hector heloise et cassandre

Anonyme a dit…

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